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Art Dermatologie

Une Peau à soi : du tatouage

Photo de Anete Lusina sur Pexels.com

David Le Breton (Université de Strasbourg)

Texte issu de notre essai collégial, transdisciplinaire intitulé : La Peau, une œuvre d’art en Soi(e) chez Donjon Éditions, septembre 2020. Ce livre a fait l’objet d’un colloque au Musée du Quai Branly – Jacques Chirac sous la houlette de Philippe Charlier, auteur de la préface de cet ouvrage.

A l’opposé des sociétés traditionnelles où les marques corporelles intègrent dans une cosmologie et confèrent à la personne une place définitive dans la communauté, les signes cutanées contemporains sont individualisants, ils signent un sujet singulier dont le corps n’est pas relieur à la communauté et au cosmos comme il l’est dans ces sociétés, mais à l’inverse une affirmation de son irréductible individualité. Ils traduisent la loyauté à des amis, à l’entourage familial ou professionnel, une référence très personnalisée à une communauté flottante (techno, gothique, biker, tribale, etc.), mais avec souvent des signes mêlés qui rendent difficile l’identification à une « tribu ». Manière de les avoir dans la peau et de ne plus craindre de les oublier. Les modifications corporelles incarnent souvent une mémoire, elles font du corps une archive vivante : succès aux examens, au bac, aux concours, rencontres amoureuses, deuil, naissance d’un enfant, mariage, souvenirs d’un voyage, etc. Volonté d’afficher à même le corps les personnes ou les événements qu’on a dans la peau. Il faut redoubler dans le visible les signes fondateurs de son existence.
Si la marque traditionnelle est affiliation de la personne comme membre à part entière de sa communauté d’appartenance ; dans nos sociétés elle affiche la différence du corps propre, coupé des autres et du monde, mais lieu de liberté. L’individu qui choisit un tatouage ou un piercing dit sa dissidence personnelle, sa quête de différence, là où le membre d’une société traditionnelle proclame son affiliation à une totalité symbolique d’où il ne saurait se soustraire sans se perdre. Certes, l’individualisation propre à nos sociétés prend une tournure un peu ironique dans la mesure où souvent les mêmes tatouages sont portés par des millions d’individus, mais chacun se pense unique et raconte une histoire propre au regard du sens pour lui de son tatouage (1).
Piercing et tatouage sont des formes d’embellissement du corps. Ils sont choisis pour leur beauté, leur mise en valeur du visage ou du corps, leur touche d’originalité. A la fois objets privés et publics, ils sont destinés à l’appréciation des autres, même s’ils participent également de l’intimité. Éléments courants de la construction de soi dans un monde où il importe d’attirer l’œil avec un signifiant socialement porteur. Le répertoire de la séduction inclus désormais ces bijoux cutanés que sont les tatouages aux yeux de leurs adeptes, ou ces piercings renouvelant aujourd’hui les bijoux portés sur le corps.
Les marques corporelles en ce qu’elles arborent un emblème de soi rehaussent le sentiment d’identité et procurent enfin une sensation d’exister dans le regard des autres à travers la survalorisation dont elles sont l’objet. Elles ne changent pas nécessairement l’existence mais elles modifient en partie le regard sur elle, elles accroissent la confiance en soi, le mûrissement personnel. Elles affirment une singularité individuelle dans l’anonymat de nos sociétés, elles permettent de se penser unique et valable dans un monde où les repères se perdent et où foisonne l’initiative personnelle. Elles provoquent le regard, accrochent un look, et attirent donc l’attention. Elles sont une forme radicale de communication, de mise en valeur et en évidence de soi pour échapper à l’indifférence, et justement tirer son épingle du jeu.

Références

1. Sur le statut des tatouages ou des autres marques corporelles dans nos sociétés contemporaines, je renvoie à D. Le Breton, Signes d’identité, Tatouage, piercing et autres marques corporelles (Métailié)

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